Harmonie

L’étude de l’harmonie est toujours la plus complexe, tant chaque mot est important dans l’écriture d’un auteur. Le premier chapitre est le temps de l’exposition, un art complexe et délicat qui fait souvent s’arracher les cheveux des jeunes auteurs.

 

Exposition de Carthage :

Historiquement, le XIXème siècle est l’avènement de deux choses dont les peuples arabes se seraient volontiers passés : la colonisation et l’orientalisme. L’un et l’autre se nourrissent d’une même perception ethnocentriste du monde qui normalise les plus grandes violences et les plus grandes injustices. On sait que Flaubert percevait les choses très différemment. Il avait réalisé deux voyages dans le monde arabe dans sa vie (dont un en Tunisie pour préparer Salammbô) et ces voyages, très bien encadrés par des consulats bien organisés avaient tendance à plutôt renforcer le préjugé qu’à le déconstruire. Il semble que ce ne fut pas le cas de l’homme, qui en plus d’être un grand auteur était un esprit brillant.

En cherchant à recoller des souvenirs épars et incomplets, je suis tombé sur l’article de Francis Lacoste qui en parle et qu’on peut trouver sur Internet dans Romantisme, revue du XIXème siècle 2003. N’ayant pas l’érudition nécessaire, je ne suis pas certain de ne pas faire de contresens mais j’y ai noté cette citation :

« On a compris jusqu’à présent l’Orient comme quelque-chose de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On y a vu que des bayadères et des sabres recourbés, le fanatisme, la volupté, etc. En un mot, on en reste encore à Byron. Moi, je l’ai senti différemment. Ce que j’aime au contraire dans l’Orient, c’est cette grandeur qui s’ignore, et cette harmonie de choses disparates. »

Moi qui y ai vécu près de deux ans là-bas, dans cet Orient fantasmé ici, je ressens comme certain la « grandeur qui s’ignore » et « l’harmonie de choses disparates ». J’ai même peur qu’on en soit toujours à Byron à notre époque : le « turc malade », le « fanatique d’Orient », les « harems »…

Pourquoi dire tout ça ?

Tout au long du premier chapitre, nous voyons que les descriptions de Flaubert sont en décalage avec la perception « habituelle » de l’Orient et qui se collaient et se collent encore aux civilisations non romaines d’Orient (les perses, les carthaginois…) et créent un univers totalement unique : il n’y a pas deux antiquités, pas deux orients comme le Carthage de Flaubert.

Certes, il commence avec quelques éléments très orientalistes pour le coup : « une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves » mais ensuite, il nous emmène ailleurs, très loin des clichés de son temps (et du nôtre).

Il aurait écrit à propos de l’Orient que c’était « ventrée de couleur, comme un âne s’emplit d’avoine ». Alors que Flaubert va multiplier les énumérations de termes antiquisants pour décrire le festin ou décrire les mercenaires, il ne nous plonge dans Carthage presqu’exclusivement en multipliant les couleurs. Force est de constater que ça fonctionne redoutablement bien :

On a donc une énumération de ces couleurs : « voile pourpre à franges d’or » / « masses de verdure » / « sable noir » / « porte rouge écartelée d’une croix noire » / « barbouillés de vermillon » / « tapis d’écarlate » / « plats d’ambre jaune » / « plus blanc que des marbres »… (Liste très loin d’être exhaustive)

Et tout cela qualifie des architectures et des plantes qui n’ont presque rien d’exotiques : sycomores, pins, roses, vignes, cyprès, palais, escalier, porte…

En tout cas pour l’exposition initiale, Flaubert utilise ce qu’il a vu (la ventrée de couleur) pour faire un choix d’écriture (déverser les couleurs) et parvient rapidement à nous plonger dans l’exotisme de son Carthage qu’on ne quittera pas du roman (les couleurs sont omniprésentes).

 

Exposition d’Hamilcar Barca :

Le roman commence dans le palais d’un personnage absent mais dont la présence se fait sentir d’entrée. Observons comment en deux phrases uniquement, Flaubert fait d’un personnage absent un protagoniste majeur de son histoire, deux petites évocations lourdes d’efficacité littéraire :

  • « comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté. »
  • A propos du palais : « il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d’Hamilcar. »

Voilà qui est fait !

 

Exposition des mercenaires :

En lisant ce livre, je me suis demandé plusieurs fois qui était le protagoniste principal de Salammbô. A première vue, on peut s’imaginer qu’il s’agit de Mâtho, le mercenaire, mais il est souvent décrit avec des termes méprisants et qui nous conduisent à ne pas l’apprécier. Cela pourrait être Hamilcar Barca mais sa présence n’est pas continue et ses actes ne remplissent pas la définition du « protagoniste » : premier à l’action. Est-ce que c’est Salammbô, elle-même ? Peut-être. Parfois, j’ai eu l’impression que le lecteur amoureux imaginaire de Salammbô, excédé par Mâtho, intimidé par Hamilcar, jouait ce rôle tout seul. Quoi qu’il en soit, les mercenaires ne sont pas les gentils de cette histoire, pas davantage que les carthaginois. Flaubert semble trop bourgeois pour inventer une populace idéalisée et trop méprisant pour les bourgeois pour leur donner un beau rôle et finit dans Salammbô par opposer deux forces détestables dans un conflit exceptionnel.

Du coup, il faut bien dès l’exposition des mercenaires, les rendre aussi méprisables que possibles tout en leur donnant la puissance et le charisme d’un antagoniste de qualité.

On voit une masse d’hommes de « toutes nations », aux langages lourds et sans distinction comme le « lourd patois dorien », les « syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille » ou les « accents du désert âpres comme des cris de chacal ». Ils ont l’air ridicule, certains ont la « taille mince » (pour des guerriers à une époque où les acteurs hollywoodiens n’ont pas encore donné l’impression qu’avec une taille de guêpe, on peut enfoncer une porte d’un coup d’épaule), certains ont les « épaules remontées » et d’autres de « larges mollets » : qu’ils sont laids. Et s’amusent à faire n’importe quoi, se peindre le corps, balancer « orgueilleusement les plumes » de leur casque, quand ils ne s’habillent pas de « robes de femmes » et de « pantoufles ».

Et pourtant, ils sont si nombreux et semblent déferler de partout. La métaphore du torrent est utilisée. Celle des fauves aussi : « Ils s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis (…) couchés sur le ventre, ils tiraient à eux des morceaux de viande (…) dans la pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie ».

Ces hommes-là sont au cœur d’un des plus beaux palais de la ville et sont d’horribles clowns tragiques aux allures parfois guerrières, parfois misérables, parfois à la limite de l’abrutissement.

 

Exposition de Spendius :

Spendius est le premier personnage nommé et rencontré dans cette histoire. Il joue un rôle fondamental dans l’histoire : motivé par sa haine de Carthage et ses ambitions démesurées, il manipule chacun dans l’espoir de voir la guerre l’emporter sur la paix.

Que dit Flaubert pour le décrire ? Est-ce qu’il choisit une longue description parlant abondamment de son crâne rasé, de ses yeux grecs, de ses membres, son torse et son sourire carnassier ? Absolument pas : il va juste lui faire incarner l’idée de souffrance : « à travers les déchirures de sa tunique, on apercevait ses épaules rayées par de longues balafres ».

C’est tout !

Et pour permettre de comprendre le désir qui va faire son action dans l’histoire, l’auteur décrit la peur et le soulagement : « il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure ». Ricaner : idée de fourberie et de méchanceté / Larmes claires : idée de pureté, de libération.

Aussitôt, il révèle son talent d’orateur en comparant les mercenaires aux dieux et aux génies dans une sorte de confusion païenne et fantastique, favorisant l’éclosion du délire collectif. Et il lance les hostilités en exigeant les coupes de la Légion sacrée : le personnage est placé en quelques lignes bien choisies.

 

Exposition de Giscon :

Giscon incarne en quelques mots les idées d’autorité et de sagesse : « manteau noir » ; « mitre d’or constellée de pierres précieuses » ; « barbe blanche » mais ça reste celui qui « apparut au fond du jardin ». Imaginerions-nous Hamilcar apparaître aussi médiocrement ? Il se confond avec la couleur de la nuit : c’est un être sournois, manipulateur et pathétique qui ne résiste pas un instant, malgré ses beaux discours, à une intervention de Spendius.

Et sa sagesse disparaît tout de suite parce qu’il promet de se venger d’une manière pathétique, comme un mauvais maître orgueilleux et faible : « Il leur cria qu’ils s’en repentiraient ».

C’est un politicien et comme les politiciens, il flatte pour mieux décevoir. Dès que ça dégénère, il préfère la ruse au courage et offre une nouvelle victoire aux mercenaires, tout en les menaçant. Son intervention sert la guerre qui se prépare.

 

Exposition de Salammbô :

Flaubert sait prendre le temps de la description de la prêtresse et de ses prêtres.

D’un coup réapparaissent les couleurs de l’orient : « robes blanches à franges rouges », « chevelure pourprée d’un sable violet », « bouche rose comme une grenade entrouverte », « tunique (…) étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir », « chaînette d’or », « grand manteau de pourpre sombre »… Et comme au départ, alors que le texte est truffé de termes antiquisants, aucune de ces couleurs n’est associée à un élément appartenant au registre de l’orient ou à celle de l’Antiquité : ce sont des vêtements ou des parties du corps qui pourraient apparaître dans n’importe quel autre récit, n’importe où ailleurs et à n’importe quelle époque.

Le corps de Salammbô est lui-même presque pas décrit ou seulement par des suggestions érotisantes : poitrine, bras nus, bouche.

L’ensemble donne un air étrange, magique ou mystérieux à Salammbô et ses prêtres. Ce ne sont pas deux files mais deux théories (synonyme désuet de file). Je ne sais pas, personnellement, quel était l’usage précis de ce mot à l’époque de Flaubert mais il ne me semble pas que ce mot ait été d’un usage régulier : il me semble donc que c’est un choix, comme pour placer les eunuques dans le monde des idées.

On a donc : « deux longues théories d’hommes pâles », « pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils », « mains étincelantes d’anneaux », « chantaient tous, d’une voix aiguë », « prêtres eunuques » et pour Salammbô « chevelure, poudrée d’un sable violet », « tresses de perles », « pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène » ; « bras garnis de diamants »… On notera les quelques références marines  qui amènent la conclusion de cette description : « une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait. »

Un contraste est créé entre la beauté, l’autorité et la noblesse de Salammbô et la ridicule fébrilité de ses prêtres : le contraste renforce toujours le personnage. On verra plus loin qu’alors qu’elle clame sa colère et sa spiritualité, ses prêtres tremblent d’émotion mystique et de peur « car plus faibles que des vieilles femmes ». Ils contrastent donc avec Salammbô mais aussi avec les mercenaires qui, sans comprendre Salammbô semblent plus admiratifs que ne le sont les eunuques eux-mêmes : « les Barbares ne s’en souciaient guère : ils écoutaient la vierge chanter ».

Elle est présentée comme profondément pieuse : on l’aperçoit la nuit, « sur le haut du palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées » (une cassolette est un brûle parfum). « C’était la lune qui l’avait rendue si pale et quelque chose des Dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile ». « Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres » et elle est aussi éduquée : on est sur un archétype de personnage féminin qui rompt un peu avec les standards du XIXème (l’épouse ou la maîtresse), une sorte de femme vertueuse et pourtant dominante.

Après son arrivée théâtrale, elle lance un « Morts ! Tous morts ! » : nous sommes sur la scène d’une grande tragédie et Salammbô est une tragédienne qui invite à brûler son palais, alors elle partira fendre les flots avec son Python chéri (la bête surnaturelle est ainsi mentionnée pour la première fois). Elle aime cet instant de théâtralité : « elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes. »

 

Exposition de Narr’Havas et de Mâtho :

Du conflit de Narr’Havas et de Mâtho, un triangle amoureux, la masse informe des mercenaires se fendille et s’individualise.

Un des mercenaires n’en est pas un car son père l’a envoyé « chez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes familles pour préparer les alliances ». C’est un « jeune chef numide » en opposition à Mâtho « un libyen de taille colossale », un homme beaucoup plus mûr. Un a combattu et l’autre pas (toujours cette notion de contraste importante dans la construction des personnages).

Narr’Havas est regroupé, solitaire « la barbe baissée », « écartant les narines comme un léopard ».

Il s’oppose ainsi à Mâtho, souriant, « des éclaboussures de sang » sur le visage, « courts cheveux noirs frisés », c’est un vrai mercenaire.

C’est involontairement que Salammbô, figure désirée par deux hommes, provoque à la fois la lutte entre Narr’Havas et Mâtho et l’obsession du chef libyen qui conduira les siens à la défaite : elle verse un « long jet de vin pour se réconcilier avec l’armée ».

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