Mélodie

Les mouvements de valeurs émotionnelles et symboliques censées faire danser le cœur du lecteur sont complexes à interpréter et il n’y a pas d’absolu certitude : l’interprète des émotions n’interprète que ses propres émotions, les convertissant au prix d’un appauvrissement de l’expérience émotionnelle en mots incertains et limités.

Première scène :

de « C’était à Mégara » à « le visage dans leur portion »

 

Le roman ouvre sur l’état émotionnel du lecteur en le plaçant où il sait devoir aller. S’il est encore neutre, alors la première phrase le renforce dans sa neutralité mais si l’Antiquité l’excite un peu, alors la mention de Carthage participe à l’excitation. Une crainte demeure une crainte, une passion reste une passion.

On a vu comment le rythme particulier de cette première scène anime l’esprit et fait battre le cœur. On entre dans Carthage par sa beauté et sa majesté mais on n’y reste pas, emporté dans l’élan par les mercenaires vers la rage sourde qu’ils portent en eux.

 

Deuxième scène :

de « La nuit tombait » à « les lions blessés rugissaient dans l’ombre »

 

La nuit tombe et l’air reste brûlant des vapeurs d’Afrique et des humeurs des mercenaires. Tout le départ (nous le verrons dans l’harmonie) est marqué par les goûts et les couleurs innombrables. Mais on doit vite les oublier car désormais, l’ombre et le feu dominent : « La nuit tombait » ; « on apporta des flambeaux » ; « lueurs vacillantes du pétrole » ; « des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d’airain » ; « toutes sortes de scintillement » ; « la fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines »

Les bruits rugueux dominent l’ambiance du festin : cris de singes, « claquement des mâchoires », « bruit des paroles, des chansons », « fracas des vases campaniens qui s’écroulaient mille morceaux » ; « un nègre tapait avec un os de bœuf sur un bouclier d’airain »

Le choix des mots est intéressant : les paroles et les chants font du bruit. Le « nègre » pourrait taper sur un tambour avec une baguette de bois mais il a choisi un os de bœuf et un bouclier d’airain.

Les mercenaires se livrent à tous les débordements : Ils « grimaçaient pour se faire rire », « se lançaient les escabeaux d’ivoire et les spatules d’or » ; « avalaient à pleine gorge tous les vins » ; « vinrent les immondes gageures » : « s’enfonçaient la tête dans les amphores » ; « un lusitanien de taille gigantesque, portant un homme au bout de chaque bras parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines » ; « quelques-uns s’avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscènes » ; « se mettaient nus pour combattre »…

⇒ Première valeur émotionnelle : Le début de la scène est dominé par une ferveur guerrière, sauvage et inquiétante.

Et « tout à coup », la brutalité cesse au profit d’un chant plaintif : « un chant fort et doux qui s’abaissait et remontait dans les airs comme un battement d’ailes d’un oiseau blessé ». Le registre de langage, la structure de la phrase, tout change.

⇒ Deuxième valeur émotionnelle (soudaine et éphémère comme une rupture) : Une tendre tristesse

Les mercenaires reprennent la main rapidement en libérant les esclaves. On retrouve des bruits « cris » ; « bruit de ferrailles comme des chariots en marche » et une ambiance « poussière » ; « éblouissement des flambeaux » mais l’intervention de Spendius renforce la ferveur guerrière par une dimension mystique, païenne et fantastique.

⇒ Troisième valeur émotionnelle : Ferveur guerrière et mystique

La nuit venue avec Giscon entoure le festin, se fait plus lourde, on ne mentionne plus les feux mais l’ombre, les murs, les hautes maisons noires et « ses vagues dieux encore plus féroces que son peuple », les dieux nocturnes de Carthage. Et l’ombre d’Hamilcar plâne.

⇒ Quatrième valeur émotionnelle : Inquiétude

La peur est telle qu’il suffit d’un événement (une crise d’épilespsie) pour déclencher une fièvre de destruction. On s’en prend aux choses (« ils brisaient ») mais surtout aux êtres (« ils tuaient ») : les esclaves, les lions, les éléphants (« ils voulaient leur abattre la trompe et manger de l’ivoire »), signe de folie.

⇒ Cinquième valeur émotionnelle : Destruction ; Folie furieuse

Étape suivante, à cause de la destruction, on avance dans les jardins et on entre plus profondément dans l’ésotérisme noir et brûlant de Carthage : « Les buissons, pleins de ténèbres, exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses » ; « colonnes sanglantes » ; « des lueurs rougeâtres emplissaient confusément ces globes creux comme d’énormes prunelles qui palpiteraient encore »

⇒ Sixième valeur émotionnelle : Ésotérisme sombre de Carthage

Ils parviennent au sein des seins et trouvent les poissons sacrés et ultime blasphème, s’en emparent pour les manger. Le blasphème ranime « la gourmandise des mercenaires » qui s’amusent « à regarder les beaux poissons se débattre dans l’eau bouillante ».

Le délire est à son paroxysme : « la houle des soldats » ; « tuniques en lambeaux » ; « les tables (…) semblaient osciller comme des navires » « leurs gros yeux ivres » ; « les chansons se mêlaient au râle des esclaves » « Ils déliraient en cent langages » ; ils se croient aux étuves, ils s’imaginent à la chasse. « L’incendie de l’un à l’autre gagnait tous les arbres »

⇒ Septième valeur émotionnelle : Délire sanguinaire

Et cette partie finit avec cette sorte de « conclusion » : « La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l’ombre. »

L’expérience émotionnelle véhiculée dans ce texte passe successivement d’une vibration martiale, une sorte de rage contenue à un frisson d’inquiétude, une ombre rampante. L’un et l’autre progresse de concert vers toujours davantage de fantastique : le délire des mercenaires contre la magie de Carthage. C’est une mélodie d’une remarquable richesse qui se conclut par un mélange des deux : les lions qui sont autant des fauves que des animaux sacrés rugissent comme des bêtes mais sont blessés et meurent. C’est beau !

 

Troisième scène :

de « Le palais s’éclaira d’un coup » à « Salammbô aussi était partie »

 

Le délire s’arrête brutalement alors qu’apparaît Salammbô. Avec elle, l’expérience émotionnelle et symbolique change radicalement : c’est une rupture aussi musicale que théâtrale. Si le propos de Salammbô renvoie à l’idée du théâtre, sa démarche signifie la danse.

On passe brutalement du délire guerrier à des éléments radicalement opposés symboliquement : « une femme », la lumière, l’ouverture d’une porte. La première action prend un temps plus grand qu’aucune autre phrase du début du livre. « Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères ».

Féminité, dignité, lumière, beauté se mêlent dans une expérience émotionnelle initiale dès notre première rencontre avec Salammbô. Et c’est d’autant plus fort que ça fait suite à une émotion qui confine à la démence masculine, indigne, sombre et laide.

L’auteur marque une pause : « Immobile et la tête basse, elle regardait les soldats ».

Avec l’arrivée des prêtres, on passe d’une expérience émotionnelle très particulier qu’on nommera « un idéal de beauté » à l’étrange et à la laideur.

« Enfin, elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres la suivirent. »

Les deux émotions se succèdent mais l’une prend le dessus sur l’autre et le lecteur est maintenu dans cette rencontre avec cette beauté particulière, cet amour métissé d’admiration que l’auteur nous fait ressentir pour son héroïne.

Par la suite, à mesure que Salammbô attire le regard des hommes et les subjuguent par son charisme, on voit une légère évolution de la situation qu’il est intéressant d’analyser dans la mesure où cette très subtile évolution nous raconte le personnage qui, progressivement passe d’une apparence divine à une réalité très humaine, d’un idéal de beauté à une vérité sensible.

« Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des pratiques pieuses » : Sont associés la distance que la jeune fille garde avec le monde et son apparente divinité. « C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque-chose des Dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile ».

⇒ Premier faux dialogue : de « Morts ! Tous morts ! » à « Ah ! pitié pour moi, Déesse ! »

La théâtralité et son extraordinaire majesté factice imprègne le lecteur d’une admiration froide.

⇒ Deuxième faux dialogue : de « Qu’avez-vous fait ! » à « L’écume des flots »

L’outrance choisie pour invectiver les mercenaires semble cohérente avec la noblesse du personnage mais elle accentue la théâtralité aux dépends de la divinité. Quelle grande dame éprise de sagesse inviterait les mercenaires à brûler le palais en leur disant « J’emporterai avec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui dort là-haut sur des feuilles de lotus »

⇒ Troisième faux dialogue : De « Ah ! Pauvre Carthage » à « Et les larmes, continuellement, tombaient dans l’eau »

Salammbô est devenue comédienne complètement, en racontant son histoire et en tirant un plaisir narcissique à sa présence parmi les hommes : « Elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes ».

On notera le choix de récits antiques méconnus et peu explicités qui plonge le lecteur dans l’hébétude car il ne sait, en général, rien de ces histoires-là, même s’il est cultivé en histoires antiques et mythologiques. Pédanterie ? Ou plus simplement, est-ce le moyen de placer le lecteur dans le même état d’esprit brumeux et ignare que les mercenaires ?

Irrémédiablement, malgré la rupture initiale, on est revenu au délire du festin des mercenaires. La mélodie est revenue là où on l’avait laissé.

C’est alors que démarre un concentré d’adrénaline, de plaisir et de terreur qui vient clore cette troisième scène.

C’est un moment de crise particulier dans ce premier chapitre car si la suite est importante, ce n’est que la conséquence de ce petit moment d’excessive violence. Par trois crescendos successifs, trois rythmes différents mais trois montées en puissance similaires, l’auteur nous conduit à vibrer pour la passion brutale des mercenaires. Il faut un rythme, il faut une mélodie.

La quatrième scène est intéressante et pourtant, j’en fais l’impasse concernant la mélodie, considérant que s’il y a un enseignement à tirer du talent de Flaubert, c’est de comprendre comment la structuration de trois scènes créent l’intensité émotionnelle permettant l’extase virile du conflit de la fin de la troisième scène.

 

⇐ Rythmique                            Harmonie ⇒

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