Rythmique

La lecture d’un texte est facilitée par une rythmique efficace. Si le récit est comme un cœur qui bat, avec ses moments de langueurs et ses accélérations enivrantes, alors il fait battre le cœur du lecteur au même rythme et l’accompagne dans son œuvre de lecture.

L’organisation du premier chapitre de Salammbô peut se comprendre en puisant dans un vocabulaire cinématographique : c’est une longue séquence de quatre scènes de tailles équivalentes.

Nous avons vu en atelier que les éléments classiques de construction d’une scène sont :

  • une courte exposition de la situation dans la scène, de façon à ce que le lecteur s’engage dans la lecture de la scène avec les éléments nécessaires pour sa compréhension ;
  • une montée en puissance par une série de battements dont la fréquence et la nature vont déterminer la structure rythmique de la scène
  • un battement plus fort qui provoque une « bascule dramatique » qui est d’une importance particulière pour faire le lien entre « rythmique » et « mélodie »
  • un climax de scène, préparé par la succession des battements et qui offre au lecteur un accroissement de la péripétie, une connaissance de l’histoire et/ou une expérience émotionnelle.

Prévention au lecteur : Il s’agit des éléments classiques. Reconnaître une forme n’est pas admettre une formule et faire des choix qui rompent avec l’attendu, c’est écrire.


Première scène :

de « C’était à Mégara » à « le visage dans leur portion »

 

Exposition de la scène :

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». Salammbô commence ainsi, par localiser l’action dans l’espace, le temps et l’imaginaire du lecteur : l’espace par « Mégara », le temps par « Carthage » et l’imaginaire par « Hamilcar ». Aujourd’hui, Hamilcar n’a plus tout à fait la renommée de héros comme Hulk mais demandez à un collégien qui fait du latin et il s’écrira aussi « Hamilcar, le père d’Hannibal avec les éléphants ».

C’est une phrase simple, neutre et qui permet à l’intensité dramatique de monter progressivement.

Il suffit ensuite d’un petit paragraphe situant l’action (« un grand festin »), les personnages présents (« les soldats qu’il avait commandé en Sicile ») et l’amorce du drame (« ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté »)

 

Les battements et la bascule :

Commence une description progressive :

  • Les bâtiments secondaires
  • Le jardin
  • Le palais

« Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin » tient lieu de bascule. Car le lieu ne suffit pas au festin et à ses exagérations, il faut des gens et leurs comportements. La beauté calme de la demeure d’Hamilcar s’anime d’une brutalité mercenaire : le nombre est amplifié par des procédés d’énumération (« des hommes de toutes les nations »), d’exagération (« par tous les sentiers, il en débouchait incessamment) et de comparaison (« comme des torrents qui se précipitent dans un lac »).

En un paragraphe et demi, la scène a basculé d’une agréable demeure au chaos d’une fête barbare, du « parfum des citronniers » à « l’exhalaison de cette foule en sueur ».

L’énumération va servir de battements par la suite, pour submerger le lecteur de mots qui l’entraînent dans la confusion du festin :

  • Les peuples mercenaires
  • Les comportements des mercenaires
  • Les plats
  • Les comportements alimentaires des mercenaires

 

Climax de scène :

Tout cela nous conduit à découvrir le danger que représentent les mercenaires pour Carthage à travers un éclairage sur le manque de respect qu’ils ont pour les choses de cette civilisation : le « marc d’olive », « mets carthaginois en abomination aux autres peuples » ; les langoustes ou les pastèques qui sont avalés sans éducation pour satisfaire la « cupidité des estomacs », prélude à celle des cœurs ; et les Grecs, civilisés qui jettent « derrière eux les épluchures de leurs assiettes », sans compter ceux qui « vêtus de peaux de loups » dévorent silencieusement.

On peut contester l’importance du climax, sa netteté : rappelons que nous sommes à la fin de la première scène du premier chapitre et laissons grandir l’intensité dramatique du récit.

 

Deuxième scène :

de « La nuit tombait » à « les lions blessés rugissaient dans l’ombre »

 

Exposition de la scène :

« La nuit tombait » : Au cinéma, le passage du jour à la nuit est une raison suffisante pour changer de scène, ne serait-ce que par respect pour les techniciens qui gèrent les éclairages.

« on apporta des flambeaux » : les deux éléments fondamentaux de la scène sont ici exposés, c’est le changement de luminosité et le changement de couleur (voir. Harmonie).

 

Les battements et la bascule :

La scène est une série de transgressions qui grandissent en intensité et reprend donc un rythme similaire à la scène précédente, comme un lourd tambour régulier dont les vibrations en grandissant sans cesse emplissent l’espace comme les cœurs.

  • Les hommes rient des singes effrayés
  • Les hommes grimacent
  • Les hommes se lancent « les escabeaux d’ivoire et les spatules d’or »
  • Les hommes avalent les vins

Cette progression est stoppée quelques paragraphes par une exposition des causes du conflit entre Carthage et ses mercenaires. Personnellement, j’ai mis du temps à comprendre l’intérêt de cette façon d’exposer la situation politique (exception faite du fait qu’il fallait le faire) mais on retrouve régulièrement, tout au long de cette scène, des périodes de « calme sombre », de tension sourde entrecoupée par le rythme des transgressions qui grandissent à chaque interruption et chaque interruption augmente la colère des mercenaires contre Carthage.

Cela recommence aussitôt :

  • Les hommes s’enfoncent la tête dans les amphores
  • A la limite du fantastique, « un lusitanien de taille gigantesque, portant un homme à chaque bras » parcourt « les tables tout en crachant du feu par les narines »
  • Les hommes se travestissent en femmes
  • Les hommes se battent nus comme des gladiateurs

La bascule vient du chant plaintif des esclaves, une rupture de style, de rythme, d’écriture. Plus exactement, elle vient de l’apparition de Spendius qui se rend compte qu’il ne craint rien. Suit un temps un peu ralenti mais très riche d’informations et sombre comme Spendius. Et ça recommence, sauf que les transgressions ne sont plus anarchiques, elles visent désormais Carthage et ses symboles.

  • Les hommes exigent qu’on réveille les syssites
  • Les hommes exigent qu’on ouvre les temples
  • Les hommes exigent Giscon

Giscon provoque une baisse relative de la tension dramatique par sa verve politique mais il est attaqué par un gaulois et doit fuir. Une nouvelle période de calme sombre et tendu, similaire à la venue de Spendius mais sans vraie bascule met en scène la peur des mercenaires et au moment où l’on croit à l’empoisonnement de l’un des leurs que le rythme effréné des transgressions reprend :

  • Les hommes tuent les esclaves
  • Les hommes tuent les lions
  • Les hommes tuent les éléphants
  • Les hommes brisent les serrures des portes du jardin d’Hamilcar
  • Les hommes saisissent les poissons sacrés pour les cuire
  • Les hommes sont submergés par le délire

 

Climax de scène :

Les mercenaires sont allés jusqu’au bout du délire, la tension est à son apogée, le lecteur est censé vivre une expérience émotionnelle mélangeant terreur primitive et plaisir hystérique du délire collectif.

Certains doutent que les histoires se structurent et que le génie littéraire raconterait de la seule force du mot et de la phrase, sans autre forme de travail, la vérité humaine sans l’artifice de la technique. Cette scène est tellement architecturée qu’il est difficile de croire que c’est le hasard, comme une sorte de lâché prise d’un génie qui aurait trouvé sa musicalité sans la vouloir. On sait le goût du travail de Flaubert par les carnets qu’il a laissé.

 

 

Troisième scène :

de « Le palais s’éclaira d’un coup » à « Salammbô aussi était partie »

 

Exposition de la scène :

« Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. »

L’auteur quitte le monde de l’énumération des brutes et des brutalités et la structure de ses phrases change aussitôt. Comme au théâtre, l’arrivée d’un nouveau personnage faisant une entrée remarquée signale le début d’une scène nouvelle. Le lecteur le sait aussitôt, au moins inconsciemment, parce que le style d’écriture et avec lui, l’ambiance, change aussitôt.

 

Les battements et la bascule :

La longueur des paragraphes ne change pas, mais comme l’auteur sort de l’énumération pour construire des ensembles plus élégants, le rythme s’en trouve changer. On va ainsi suivre Salammbô comme on contemple une danseuse, d’un pas à l’autre, accompagnée de ses servants. L’auteur écrit comme il souhaite que le lecteur lise, son écriture s’adapte à l’ambiance de son récit.

Cela dure jusqu’à cette phrase, particulièrement théâtrale : « Morts ! Tous morts ! ». Commence alors un faux dialogue (faux dialogue : un personnage parle à la foule mais sans attendre de retour, appelé généralement le monologue, c’est un abus puisque dès lors qu’on est plus d’un, il n’y a pas de monologue), de plus en plus théâtral et juste entrecoupé des émotions des spectateurs.

Narr’Havas ramène de l’inquiétude et de l’aventure dans ce moment de « comédie divine ». Les choses alors s’étendent un peu, comme un flottement pendant lequel chacun commet plusieurs actions involontaires : Salammbô en servant à boire, Mâtho, le gaulois…

L’action survient alors, brutale, immédiate, sanguine ! C’est notre bascule : elle réveille le lecteur, la plonge dans la terreur de l’instant et dans la violence qui suit.

Le rythme est donc volontairement ralenti pour mieux servir la décharge d’adrénaline qui vient clore la scène.

 

Climax de scène :

On voit ici tout l’art de la péripétie : le climax sert l’action, sert le déroulé trépidant de l’histoire qui se tisse. C’est même ici, quelque-chose de l’ordre d’un élément déclencheur / événement perturbateur (selon le terme que vous préférez) : c’est de la rencontre de Salammbô et de Mâtho que la révolte des mercenaires devient une grande histoire.

 

 

Quatrième scène :

de « Alors sa vue se tournant vers le palais » à « Un grand-voile, par derrière, flottait au vent »

 

Exposition de scène :

La question ici, c’est de faire le lien entre la disparition de Salammbô et le choix d’action de Mâtho. Dans ce genre de situation, l’exposition de la scène n’a pas besoin d’être développé : le strict minimum permettant de comprendre ce qui se passe est suffisant.

Imaginons cette quatrième scène sans « Alors sa vue se tournant sur le palais, il aperçut tout en haut la porte rouge à croix noire qui se refermait ». La scène n’aurait aucun sens. Il faut expliquer même succinctement ce qui la motive.

 

Les battements et la bascule :

La scène est construite sur un mouvement de balancier entre des considérations très introspectives et qui concernent uniquement Mâtho et un conflit interpersonnel complexe qui l’oppose à Spendius. Les éléments de conflit interne sont à peine ébauchés tandis que le conflit interpersonnel est abondamment argumenté. Le conflit interne laisse place à un terrible silence quand le conflit interpersonnel est nourri de dialogues verbeux (de la part de Spendius) et laconiques (de la part de Mâtho).

Deux personnages : deux désirs, deux augmentations progressives du fossé dramatique.

Mâtho s’élance vers le palais (conflit interne) pour retrouver Salammbô mais trouve porte close (première épreuve de la série de battements, la moins problématique).

Spendius veut convaincre Mâtho d’être l’artisan de sa haine (conflit interpersonnel) mais trouve un mercenaire qui ne veut pas de lui (première épreuve pour Spendius).

Mâtho écoute dans le palais qui semble vide (conflit interne), il ne peut trouver Salammbô (deuxième épreuve plus ardue, le fossé dramatique se creuse).

Spendius veut convaincre Mâtho de voler les richesses du palais (conflit interpersonnel) mais subit le rejet du mercenaire (deuxième épreuve).

Mâtho regarde la ville, gigantesque, inaccessible, la ville qui l’empêche de trouver celle qu’il aime déjà (conflit interne) et plus le soleil brille et plus elle s’anime d’une vie qui rend les choses plus difficiles (troisième épreuve).

Spendius veut convaincre Mâtho de prendre le pouvoir par les armes (conflit interpersonnel) mais le mercenaire se sent maudit et les hommes qui doivent l’y aider sont ivres (troisième épreuve).

Mâtho et Spendius voient Salammbô s’en aller : on le sait par le voile (double conflit), Salammbô échappe à Mâtho (quatrième épreuve) et à cause de Salammbô, Mâtho échappe à Spendius (quatrième épreuve).

C’est un faux rythme conflictuel, avec de nombreuses épreuves à peine comprises comme telles : une sorte de rythmique sourde, entraînante et inquiétante. La description de la ville ralentit ce rythme et sert, pour cette raison, de bascule dramatique : tout ralentit, les enjeux d’une nuit devient les enjeux d’un jour nouveau, rien ne va trouver de réponse dans l’immédiateté du festin.

 

Climax :

Dès lors, on pressent les enjeux de l’histoire pour chacun des personnages. Ce climax, bien qu’implicite, fait connaître au lecteur la dureté des conflits à venir, l’épique des épreuves et des péripéties qui sont promises, la puissance des désirs de chacun…

 

⇐ Retour                                   Mélodie ⇒

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.